lundi 11 août 2008

Anthropologie, critique du politique communicationnel

Je reviens sur mon impression au bout de la lecture d'Abélès ; la conclusion d'Un Ethnologue à l'Assemblée (2000, Odile Jacob) ayant largement répondu à mes questions sur la spécificité de l'apport par l'ethnologie, et la valeur heuristique de la proposition, doucement bousculante, d'étude ethnologique dans un milieu interne / extime tel que le parlement français.

La conclusion reprend plus large, des repères d'une histoire de théorie politique du parlementarisme, par Carl Schmitt, Rosanvallon et Baudrillard, et Habermas. C'est le geste du calcul de l'incidence, qu'il y a à attendre en effet d'une étude ethnologique : du nez-dans-le-milieu à la vue haute, qui recartographie et mesure les déplacements.
Abélès y dissout successivement deux modèles (critique d'Habermas qui critique la philosophie politique) pour arriver à la proposition finale : ce que fait une anthropologie du politique, comme décentrement d'une théorie politique (comment mettre mieux le doigt sur cet ensemble?) du politique. 301 : "l'anthropologie politique offre une perspective originale dans un débat qui a surtout mobilisé les philosophes, les politistes et les sociologues, et dont l'enjeu n'est rien d'autre que le futur des sociétés démocratiques."
L'attention ethnologique est sur les pratiques parlementaires : et ce point de vue révèle la question, l'ambivalence irréductible et conflictuelle, des conditions d'énonciation de la loi, càd aussi du parlement comme "lieu du politique" (titre de 1983) qui embraye le local au national, la représentation à la délibération, "négociation et discussion" (328), le combat au débat. Abélès : "la question des pratiques mêmes de la représentation" (321).

Part du problème à penser : "la prise de conscience collective d'une déstabilisation profonde du politique" (299), "ce recul du politique" (300), pris dans les courants croisés de la mondialisation des coordonnées du politique (post-national), de l'économisation des questions (géo)politiques et de la médiatisation de l'espace public (concentrée autour de la télévision, et la "société de la communication"). Contexte (333) : "la forme de l'Etat-nation est en train d'imploser sous nos yeux".
Et chercher le sens de l'institution parlementaire - pressée de "modernisation" et la "culture de l'évaluation" (306 - mais "l'illusion tenace selon laquelle la professionnalisation de la vie politique, une régularisation des statuts, [...] permettrait de résoudre la crise"... "On se situe là dans une problématique entièrement commandée par des impératifs de communicabilité, et c'est là que le bât blesse."), suspecte de faiblesse irréversible dans l'usure de la Vème république, et accusée de fabriquer la fracture "entre les élites politiques et les citoyens" - dans cet espace reconfiguré.
Problème à penser : "la fonction de représentation".
Perspective ouverte : "sortir d'une vision qui enferme de plus en plus le politique dans la sphère communicationnelle" - qui "finit par occulter l'enjeu même de l'activité délibérative, au profit d'une conception, en apparence plus démocratique, mais pour le moins contestable. En effet, l'obsession de la communication, qui cherche désespérément à réconcilier la politique et la 'société civile', voir dans le Parlement une médiation superflue" (322).
L'enjeu est politique, simplement : c'est la prévalence de la démocratie libérale, sur la démocratie républicaine. L'Etat de droit (et le droit-de-l'hommisme, et la légalisation du politique), et ses racines emmêlées avec le capitalisme et la politique privative.
Pour : au-delà d'un "retour à la politique délibérative" proposé par Habermas (323), un point de repos tensif sur "les ambivalences de la représentation" (329). 333 : "Non, décidément, l'Assemblée n'est pas le lieu d'un rituel vide et d'un formalisme creux / désarroi, malaise, etc. 333. Thèse : "l'exercice de la représentation politique est une affaire complexe. Echanges d'opinions, délibération publique, fabrication de la loi sont inséparables de l'expression des intérêts et de la figuration pour le public d'un rapport de forces." ; "L'Assemblée est le triomphe de l'actuel et du présent dans un monde où l'image... tout prend ici densité et consistance".
=> le parlementarisme, et le parlement français, n'ont pas à être épurés de la critique. Condition.

Présent de l'énonciation publique (énoncé et énonciation ; rapports de sens et rapports de force. Avec la métaphore du théâtre pour penser la représentation - discursivité, culturalité du politique : non pas, à la Baudrillard, le spectacle et la simultion ; mais le présent public).
La question est en effet : quelle théorie du langage (discours et société) pour fond de l'idéologie présente. L'enjeu d'une anthropologie critique du politique est la distinction fine, à ouvrir, entre populisme (l'immédiateté libérale, la société civile exigeant sa part sur l'espace républicain), république (avec les maladresses, les grossièretés sociales, des républicanismes), et populaire/peuple, comme moyen de l'ethnologie (différentiel culturel).


La proposition est que le milieu parlementaire, dans les jeux de son "ambivalence", "ambiguïté" (312 - mais ce ne sont pas exactement les termes exacts, puisqu'il n'y a pas de logique à espérer tirer au clair, dans les affaires des hommes - "affaire du peuple" dit Kafka : plutôt, sa fonction de shifter du présent public. Simplement, le double saussurien, qui est l'opération de l'historique : je-culture. Abélès propose aussi, régulièrement, "combine" ex. 312), reste opératoire, même si méconnu - voir alors les forces sociales à qui servent cette méconnaissance active. Le faire connaître, donc ; par une ethnologie : un regard "naïf" (huron et persan de l'intérieur - l'étranger de l'intérieur), déculturé, désidéologisé.
Le regard est porté sur les tensions, difficiles à vivre, et qui produisent en effet de la conflictualité, dans "la dialectique du local et du national" (302 - en France la "très forte territorialisation qui caractérise le système électif".

Prendre aussi appui sur une échelle de repères théoriques-historiques :
1 . une perspective dessinée par C. Schmitt (avec l'expérience du parlementarisme désastreux de Weimar - Parlementarisme et démocratie, 1920s), d'un passage d'une démocratie d'opinion à une démocratie d'intérêts. Dans la réflexion sur action et décision du côté de l'exécutif, et discursivité du législatif (lieu des arguments et contrearguments ; interlocution, confrontation et évaluation de différents énoncés : travail l'élaboration du nomos, norme applicable à l'ensemble des citoyens. Généralisation des particuliers, et en ce sens veritas (le juste), contre la pure autoritas (l'ordre). Depuis les assemblées grecques, "l'échange des opinions en vue d'obtenir une vérité relative", en accédant à un niveau de généralité (310-11) Contrepoint permanent à l'action, et référence permanente à la réalité des forces en présence, des intérêts divers.
=> "L'acte même par lequel on met une question à l'ordre du jour" : "non seulement la toute-puissance de la discussion, mais aussi [...] la publicité qu'elle requiert" (311). Ce n'est pas la communication, par la délibération seules qui sont en jeu, mais la discursivité complexe de l'interindividuel (les particuliers) et du collectif. Audible par tous, adressé vers tous. La publicisation : "mise en représentation des intérêts et des opinions".
=> Abélès conclut à l'ambivalence comme coeur : "On mesure ici l'ambivalence fondamentale de toute représentation, puiqu'elle combine simultanément deux opérations discursives : l'échange et l'adresse. Enoncé et énonciation du dire-la-loi. D'où le doigt sur le problème, un peu à côté ("the accent falls differently from of old") : "Le problème n'est pas tant que les députés se fassent les mandataires des groupes particuliers dans leurs discours, mais plutôt que les conditions d'énonciation de ces derniers privilégient l'ambivalence. Le lieu du politique se caractérise par une donnée irréductible : on y discute entre soi tout en s'adressant à des tiers." 313.
Schmitt oppose la lutte des opinions (et les partis) à la lutte des intérêts (et les groupes de pression et d'intérêts) : privilégier les rapports de force au détriment de la recherche du vrai relatif. Pratiques de la négociation et du compromis (cet irénisme libéral - qui déplace les conflits dans des marges dépolitisées : à la charge de la responsabilité privée. Et le pouvoir à l'état nu, rediffusé dans l'espace social), primat du calcul dans une compétition pour le pouvoir. Le diagnostic de Schmitt est celui d'une bascule par la démocratie de masse, qui a vidé la discussion publique. (313) Les partis sont devenus des camps, les vrais débats ont lieu ailleurs, et on prépare les totalitarismes. Abélès sur maintenant : gouvernance, affadissement effacement du débat d'idée, démocratie de la négociation (cf expérience du parlement européen : experts, chargés d'exprimer certains intérêts). "Les opinions s'effacent sous la puissance des enjeux" 315 ; il s'agit de fabriquer des compromis acceptables. L'expertise, cruciale ; les dossiers. Les majorités pragmatiques et coalitions. Alors que le monde en Guerre froide s'affrontait en camp du communisme et camp de la "liberté", "la politique 'mobilisait', la notion d' 'engagement' jouait un rôle essentiel, face-à-face télévisées etc. (Now : "libéralisme social" fait un continu sans repères).

2 . Rosanvallon sur la "panne de la représentation" actuelle (dans Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, 1998) : "désociologisation de la politique" (découplage croissant entre les choix politiques et les appartenances sociologiques). Avec Baudrillard : diagnostic commun - "la fin du social" (A l'ombre des majorités silencieuses, 1978), comme résultat de la démocratie de masse. Lui le lit par le passage de la représentation à la simulation. Communication de masse, "démocratie du public" (Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, 1995) : un autre circuit, "déplacement de lieu du politique" (321) - "les gouvernants consultent directement les groupes d'intérêts et associations, et la discussion est portée devant le public par le biais de la télévision" (320-1).

. la démocratie communicationnelle : entendre les discours sur la fracture sociale et les élites politiques découplées du peuple, dans leur valence comme idéologie de la communication. Contact direct avec les citoyens, immédiateté, "participatif", recherche de formes d'expression plus "authentiques", "où l'on puisse enfin se parler sans détour" 323. Et cohérence des deux côtés de la fracture, trans- et donc idéologique : "d'un côté l'interpellation médiatique, le face-à-face direct entre gouvernants et gouvernés ; de l'autre la prolifération des cercles associatifs propres à alimenter civilité et citoyenneté" (cf "inflation des métaphores de la 'proximité' et du 'lien social').
Courtcircuiter les médiations (cf Ecole de Frankfort) c'est simplement dépolitiser ; basculer le politique dans l'espace social ; espace de "la société civile" (située comme telle par Foucault dans l'analyse du libéralisme, Naissance de la biopolitique).

3 . Habermas, alors : apporte une dissolution de problème à saisir : diagnostic (325) d'un "glissement progressif d'une conception républicaine (la politique y est considérée comme un élément constitutif du processus de socialisation ; charnière entre la société et l'Etat - communication publique orientée vers l'entente), de la politique à une conception libérale" (qui met en présence deux instances de régulation, l'administration publique et les échanges privés" : compétition pour les positions de pouvoir. L'Etat de droit assure la préservation des droits fondamentaux, et prend en charge la gestion administrative. L'opposition est entre : "tractations entre intérêts privés" et "production d'une opinion majoritaire dans la discussion". Gestion et Etat de droit, aurait maintenant gagné.

=> thèse Abélès : "le processus d'Assemblée combine aujourd'hui démocratie d'opinion et démocratie de négociation, et de là vient la complexité et la faible lisibilité de ces pratiques" (327).
[Problème technique ici : superposer la nature de la pratique parlementaire avec son état actuel. Comment penser son histoire alors?]
"Imbrication entre négociation et discussion" (328). Habermas "a tenté de dépasser l'opposition" entre les 2 modèles par : " 'faire du concept procédural de politique délibérative le coeur normatif de la théorie de la démocratie' " (L'Intégration républicaine. Essais de théorie pol, trad. fr 1998). Contre le macrosujet ("Etat" libéral ou "volonté collective" républicaine) : l'intersubjectivité et l'entente, dans les espaces publics politiques : "Cette procédure démocratique établit un lien interne entre les négociations, les discussions sur l'identité collective et les discussions sur la justice". Amener donc le regard analytique sur ce milieu de médiation, et la perspective du procédural comme perspective critique entre le libéral et le républicain [?]. Théorie de la discussion, comme nécessité d'un accord intersubjectif sur des normes communes. "[O]ffre l'intérêt de focaliser le processus d'engendrement de la volonté politique."

Mais les "questions que suscite l'anthropologie politique du Parlement", pour le "recentrage sur l'essentiel : les pratiques délibératives", Habermas insuffisant - 3 pistes :
1) la difficulté du va-et-vient entre électeurs/circonscription et Assemblée. Discussion et réprésentation sont imbriquées, inconfortablement. Députés discutent entre eux, mais au nom du et à l'intention du public ; "la force de l'énonciation publique dans l'institution parlementaire, c'est qu'elle combine le parler avec, le parler au nom de et le parler pour. " 330 cette ambivalence (=> Tensions sur la question des cumuls des mandats : ce symptôme ; on touche un nerf. La représentation implique un lien avec la société réelle, et sa nécessaire concrétisation dans un rapport direct avec des territoires et des groupes.)
2) l'approche procédurale ignore le jeu entre parole délibérative et la fonction de l'écrit au parlement. Le règlement, les sténographes, fonction de rédacteur, règles de l'examen des textes "cette connivence profonde entre la production de normes et l'écriture" [331 - mais je ne vois pas bien l'enjeu qu'il veut souligner ici - quoi, l'écrit? En quoi fait-il bouger le modèle prodécural?]
3) débat parlementaire "combine à ce travail de mise en texte la mise en spectacle d'un antagonisme entre deux camps." 332 Bataille, conflictualité, spontanéité et violence : débat et combat [mais analyse politique, anthropologique, de la violence?], et le "miracle" de la loi qui en est produite. Théâtralisation des conflits : spectacle de rapports de force bien réels. [cf : rapports de sens / rapports de force : Beaud & Weber].

La fin est délicate : entre l'analyse et la militance ; la nature et le projet ; l'objet de l'étude et prendre parti pour lui (sauter dedans). "Jamais, peut-être ... la démocratie des opinions n'a été aussi nécessaire" 333, le défi : "inventer de nouveaux forums qui reflètent une plus grande diversité des modes d'expression pol, mais en même temps préserver la puissance de l'institution parlementaire" 334.

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